Thierry GUILLEMOT, animateur
Philippe Davezies, vous êtes chercheur en médecine et santé au travail à l’Université Claude Bernard de Lyon 1. Vous trouvez comment en finir avec les idées reçues et vous n’hésitez pas à nager à contre-courant. Vous avez consacré toute votre vie universitaire à « l’énigme du travail », afin d’en entamer l’analyse psycho-dynamique. Vous nous proposez de réfléchir aujourd’hui sur le thème de « Qualité et santé : le défi des évolutions du travail ».
Philippe DAVEZIES, Enseignant chercheur santé et travail
Je vous remercie pour cette présentation. Mon propos est de vous exposer les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Mon premier point s’intitule « Ce que nous apprend la souffrance au travail », car, en tant que médecin, j’aborde effectivement le travail par la souffrance. Nous sommes confrontés à trois niveaux de difficulté dès lors que nous souhaitons prendre en charge ces questions.
Le premier niveau de difficulté est incontournable, car il est lié à la structure même du travail. Les salariés, quel que soit leur niveau hiérarchique, n’effectuent jamais exactement ce qui leur est demandé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le système fonctionne. En effet, travailler correctement suppose toujours de :
- se confronter à des particularités de situations que l’échelon supérieur, qui prescrit le travail, n’est pas en mesure de percevoir ;
- affronter un grand nombre de dilemmes éthiques, qui ne sont pas arbitrés par les consignes ;
- mobiliser ses compétences professionnelles, mais aussi sa sensibilité et ses expériences diverses, y compris celles acquises en dehors des milieux professionnels ;
- affirmer sa responsabilité sur un fragment du monde.
Le travail est intéressant et facteur de développement et de santé, précisément parce qu’il n’est jamais ce qu’il devrait être. Il ne se résume toutefois pas à ce niveau d’activité.
Au niveau de la prescription, les personnes sont chargées de l’évaluation économique et de la gestion, qui sont une tout autre façon d’aborder le travail. Je cite souvent l’exemple d’une entreprise, qui se porte très bien, où le salariat de base est constitué d’un millier d’ingénieurs et de docteurs ès sciences. Ils fabriquent des produits de nouvelle technologie pour le monde de demain et se décrivent eux-mêmes comme tous diplômés « Bac+16 ». La même structure de conflit y est toutefois constatée. Les ingénieurs ont des critères de qualité, qui diffèrent souvent de ceux de leurs encadrants. Ces derniers considèrent que la qualité est celle requise par le marché, dans le temps du marché. Les managers s’efforcent donc d’arracher aux ingénieurs les produits à un stade où ceux-ci considèrent que leur conception n’est pas achevée. Si les managers emportaient cette bataille et que les ingénieurs abandonnaient leurs critères de qualité, l’entreprise s’effondrerait, car elle tire sa place sur le marché de l’engagement de ces ingénieurs. A l’inverse, si les ingénieurs l’emportaient sur les managers, l’entreprise s’effondrerait également. L’entreprise tire donc sa dynamique du jeu positif de cette tension entre l’expérience du travail et l’efficience économique. L’enjeu auquel nous sommes confrontés porte précisément sur la façon dont nous parvenons à articuler ces deux dimensions. Ce jeu n’est en rien dramatique. Il est l’essence même du travail et peut se déployer positivement ou négativement.
Le processus d’intensification du travail, sous l’effet des contraintes financières, agit négativement. Or intensifier le travail n’implique pas seulement de travailler plus vite. Les différences de pression modifient la nature même du travail. Les agents sont contraints de concentrer leur activité sur les dimensions du travail jugées prioritaires et d’abandonner certains critères, par exemple de qualité, qu’ils ne pourront pas tenir. La souffrance au travail est étroitement liée à cette question. Yves Clot répète que « ce qui fait mal au travail, ce n’est pas ce qu’on fait, mais les réponses qu’appelaient les situations et qu’on n’a pas été en mesure de donner ».
Or dans le monde du travail d’aujourd’hui, à tout niveau hiérarchique, travailler revient essentiellement à trier entre les critères de qualité qui pourront être pris en charge et ceux qu’il sera nécessaire de laisser de côté. Là encore, ce tri n’est pas dramatique, notamment dans les services sociaux et de santé, où il existe structurellement un décalage entre les moyens et les besoins.
Parallèlement, les espaces d’arbitrage collectifs se sont réduits sous l’effet de l’intensification, de la multiplication des statuts, de l’individualisation des horaires dans certains secteurs etc. Chacun tente donc d’arbitrer, seul, selon son expérience et sa sensibilité. Le processus d’individualisation du rapport au travail n’est pas simplement le développement d’un individualisme de tendance, mais d’un individualisme lié à l’organisation même du travail. Les nouveaux embauchés ne bénéficient plus de l’expérience accumulée par les seniors. Le processus le plus préoccupant est la dissolution des critères communs définissant un travail bien réalisé.
Dans un hôpital, chacun sait que le point de vue des médecins sur le travail n’est pas le même que celui des aides-soignantes. Les médecins, entre eux, ne sont pas d’accord. Il en va de même pour les infirmières. Cette situation se traduit par la multiplication des conflits individuels, en parallèle de la diminution des conflits collectifs.
Certains éléments sont assez préoccupants. Selon l’enquête SUMER, menée par le ministère du Travail et la DARES - Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques, 17% des salariés déclaraient être, en 2003, l’objet d’un comportement systématiquement hostile de la part d’une ou plusieurs personnes sur leur lieu de travail (qui ne soient pas nécessairement leur supérieur hiérarchique).
Nous retrouvons l’exigence majeure, portée tant par le milieu de la santé que par le patronat, de reconquérir des espaces de discussion sur le travail dans la norme ISO 26 000 sur la responsabilité sociale et dans le rapport économique et social de la CNAMTS.
La troisième difficulté consiste à débattre du travail Les salariés eux-mêmes contournent autant que possible toute discussion sur le travail, qui puisse faire émerger des conflits. L’action n’est pas l’application d’une idée, car cette dernière est court-circuitée par l’activation des mémoires émotionnelles et des expériences antérieures. L’action est ainsi en avance sur la décision, comme le montrent les neurophysiologistes. Si nous devions réfléchir, c’est-à-dire produire une élaboration langagière sur les situations, avant de prendre une décision, plus aucun humain ne serait encore de ce monde, car il aurait été mangé par les prédateurs depuis bien longtemps.
Le principal obstacle est que l’activité est obscure, pas uniquement aux yeux du chef, qui a d’autres soucis ou du collègue, qui poursuit d’autres objectifs, mais également aux yeux mêmes de celui qui la déploie. L’action n’est pas l’application d’une idée. Des expériences ont démontré que l’action est déclenchée par une situation donnée, qui met en œuvre les mémoires émotionnelles, les programmes moteurs qui correspondent aux modalités de réponses qui sont induites par l’expérience du sujet. La prise de décision accompagne l’action. Elle n’en est pas la cause. Les facteurs de sollicitations à l’action ne sont que partiellement conscients. Le cerveau a toutefois des capacités d’intégration des situations spatiales et temporelles, qui sont très supérieures à celles de la réflexion consciente, fondée sur le langage. Je cite un article de Damasio sur des expérimentations montrant que nous sommes capables de choisir, dans un environnement dont nous ne connaissons pas les règles, les stratégies adéquates bien avant d’avoir compris pourquoi elles le sont. En résumé, l’activité est en avance sur la conscience, qui est elle-même en avance sur son expression langagière. Aussi, produire des mots sur le travail est un enjeu, surtout en cas de conflit.
La question de la subjectivité est celle du retour réflexif, interrogatif, éventuellement inquiet, sur sa propre action. Le « Je » doit alors prendre la responsabilité d’une activité dont il n’est pas la cause. A partir des éléments scientifiques connus, il est extrêmement contestable d’impliquer la responsabilité des salariés au travail, alors que l’organisation les prive des possibilités d’un retour réflexif sur leur activité, qui seule, permettra la construction de modalités de réponse qui seront activées lors de l’expérience suivante, sans que soit mobilisée la réflexion consciente et l’élaboration langagière. La subjectivité, telle que présentée par la psychanalyse, se focalise sur les dimensions défaillantes de l’être humain. Ce qui s’impose est ce que vous ratez. Tout ce que les salariés réalisent de positif, en plus de ce qui leur est demandé et qui traduit leur personnalité, échappe à la conscience de leur auteur, en raison d’un mécanisme du cerveau, qui n’analyse que ce qui est décalé par rapport à ses dispositions à l’action. Ce qui est attendu ne fait l’objet d’aucun retour sensoriel. Personne ne se réveille la nuit pour se demander comment il a pu mener aussi bien son travail, ce qui cache des dimensions réellement dramatiques. Le travail n’apparaît que sous le mode de la défaillance. Tout l’engagement positif est obscur, y compris aux yeux de son auteur. Se réapproprier les dimensions positives de son engagement relève de la confrontation avec l’activité d’autrui, soit en travaillant collectivement, soit par des dispositifs permettant de discuter de ce qui est raté, mais aussi de ce qui est porté positivement.
Le diagnostic classique d’un ergonome sur l’activité repose essentiellement sur ces bases, où se nichent les risques psychosociaux.
Ce manque d’espaces d’élaboration conduit à des conflits, notamment avec le chef qui interpelle l’agent sur des critères objectifs, de qualité, de quantité, de rythme ou de conformité à des normes. Pour que le débat ouvre sur une issue positive, le salarié doit pouvoir reconnaître ses défaillances, mais aussi exprimer ses propres normes, afin de trouver des compromis enrichissants, sachant que le travail repose sur la tension entre deux normes. Or les salariés ne disposent pas d’espaces de discussion sur leur activité, notamment sur leurs dimensions positives. Ils sont donc incapables de répondre à l’accusation, d’autant qu’ils sont eux-mêmes surtout conscients de leurs défaillances. La remarque peut alors être vécue comme intrusive et persécutoire. Lorsqu’ils se retrouvent dans cette situation, les salariés s’emparent alors d’éléments langagiers préfabriqués pour expliquer les conflits, alors que ces derniers ne rendent pas du tout compte de la dramatique propre à chaque salarié. Nous l’avons constaté à la suite de la publication du livre de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral.
Certains salariés, en consultation, nous en récitaient des passages entiers. Un salarié m’a même engagé un jour à lire le livre pour prendre connaissance de sa situation. Or ces discours occultent les conflits de normes, qui sont primordiaux. Pour des raisons biologiques, plus les agents utilisent ces procédés, moins ils sont capables de revenir sur les événements, localisables en temps et en lieu, qui les concernent. Des mécanismes biologiques engagent les personnes en situation de stress chronique dans une spirale de sur-généralisation de leur situation, ce qui tend à radicaliser les conflits.
Tout l’enjeu de la prise en charge est donc de se recentrer sur les questions du travail pour retrouver les enjeux de qualité. Il est nécessaire de construire des espaces d’élaboration autonomes sur le travail. Or le travail évolue beaucoup plus vite que les capacités d’élaboration langagière. Produire du discours sur le travail ne va pas de soi. L’activité est déployée face à la réalité du monde, alors que la capacité à en rendre compte est héritière des périodes antérieures.
Dans des milieux de travail où nous intervenons, nous constatons des distances majeures entre ce qui est débattu collectivement et les dilemmes auxquels sont confrontés les salariés en permanence. Dans certaines entreprises, la Direction déploie une politique très éloignée de la réalité du travail. Les représentants du personnel construisent des compétences pour répondre à ce niveau-là. Les salariés en sont réduits à arbitrer, comme ils le peuvent, des affaires qui ne sont pas débattues collectivement.
Je laisserai Mathieu Detchessahar évoquer la place de l’encadrement, sur lequel la tendance est de reporter la faute. Or, selon moi, le problème de l’élaboration se vérifie autant sur les agents que sur l’encadrement.
Les représentants du personnel sont la deuxième instance importante. Nous avons donc développé, avec des collègues ergonomes de l’Université de Bordeaux, un certain nombre de recherches-actions, avec les représentants du personnel, pour construire des modalités d’enquêtes syndicales qui s’approchent au plus près des conditions concrètes du travail. _ Ces enquêtes ont pour but d’ouvrir le débat avec les salariés, pour les aider à affirmer les dimensions positives de leur activité et leurs propres exigences de qualité. De fait, ces analyses rendent compte de la complexité des situations et de la richesse des activités du personnel, qui ne présente pas uniquement des défaillances.
Ces processus permettent de rompre l’isolement dans les problématiques individuelles, qui supposent de la culpabilité, du ressentiment et des conflits interpersonnels. Ils renouvellent les conditions du débat social à tout niveau et révèlent, non seulement les failles, mais également les potentiels de développement de l’organisation. En effet, les questions de santé, d’efficacité de la production, les potentiels de créativité et de vitalité de l’organisation se nichent au cœur de ce débat, sachant qu’in fine, le bien-être au travail est lié au bien faire au travail. Je vous remercie.