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La responsabilité pour l'employeur - Samuel CREVEL

Thierry GUILLEMOT
Je vous propose d’accueillir le dernier intervenant de cette journée Samuel Crevel, qui est magistrat conseiller référendaire à la Cour de cassation depuis trois ans. Docteur en droit, il est également chargé d’enseignements à la faculté de droit de Paris I (Panthéon-Sorbonne).

 

Depuis de nombreuses années, il s’intéresse à un secteur du droit à la frontière des droits public et privé, à savoir, l’application du droit privé dans les collectivités publiques. Ont été écrits dans cette démarche, un ouvrage décrivant la confrontation du droit social et des collectivités territoriales et plusieurs articles sur le traitement du harcèlement et de l’alcoolisme dans ces mêmes collectivités, ainsi que sur la protection fonctionnelle des élus et des agents.

S. Crevel a également rédigé pour le Fonds national de prévention une étude consacrée à la responsabilité pénale des acteurs des collectivités territoriales à raison des infractions en matière de santé et de sécurité du travail, sujet auquel pourraient être en partie rattachés les propos commis aujourd’hui devant vous.

 

Téléchargez l’étude juridique portant principalement sur la responsabilité pénale de l’employeur public en matière d’hygiène et sécurité, du point de vue du juge.

 

Samuel CREVEL, Magistrat

Je suis très heureux d’intervenir devant vous sur ce sujet passionnant et difficile, au carrefour du droit du travail, de la réglementation de la santé & sécurité au travail, du droit disciplinaire et du droit pénal..
Trop longtemps (et parfois délibérément) ignorés par les employeurs et par les instances représentatives du personnel comme ne répondant pas aux critères “classiques” des accidents et des maladies professionnels, les risques psychosociaux dont les travailleurs (terme neutre pour désigner un salarié d’une entreprise ou un agent d’une collectivité publique) peuvent être victimes dans le cadre de leur travail semblent aujourd’hui faire, à l’inverse, l’objet de toutes les attentions, notamment médiatiques, au risque, parfois, d’être surdimensionnés.

 

Les risques psychosociaux : une lourde réalité judiciaire

Il est vrai que ces risques professionnels d’un genre nouveau sont devenus une lourde réalité judiciaire.
Il semblerait que les décisions relatives au harcèlement et au suicide des travailleurs constituent un bon -et triste- indicateur de l’étendue concrète de ces risques dans les collectivités de travail tout en étant bien conscient de ce que les troubles dits psychosociaux n’ont pas tous pour cause un harcèlement (du moins tel que défini par la loi). Les risques psychosociaux sont en effet plus vaste que le harcèlement, pour emblématique soit-il. La jurisprudence devra d’ailleurs, vraisemblablement, parvenir assez rapidement à appréhender ces risques en dehors du cadre juridique bien balisé du harcèlement.

En 2011, les harcèlements (réels ou supposés) ont fait l’objet de 250 arrêts de la Cour de cassation et de 304 arrêts en 2012. Quant au suicide, il a alimenté 8 pourvois en 2011 puis 12 en 2012.

 

On observe à l’analyse que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la très grande majorité des pourvois (près de 4/5ème) n’ont pas pour cadre une poursuite pénale contre l’auteur du harcèlement quel qu’il soit, mais un litige entre le salarié prétendument victime de harcèlement et son employeur (qui n’en est pas forcément l’auteur) relativement au contrat de travail (contestation d’une sanction disciplinaire, reconnaissance d’une maladie professionnelle, demande d’indemnisation, requalification d’une démission en licenciement...).

Dans le secteur public, s’ajoute à cela la question, toujours délicate, de l’octroi de la protection fonctionnelle à l’agent prétendument agressé, mais aussi au prétendu agresseur (sur la possibilité d’accorder la protection fonctionnelle à un agent victime de harcèlement, Conseil d'état, 12 mars 2010).

On assiste également à la naissance de litiges, qu’on pourrait qualifier de collectifs dans la langue du droit social, d’un genre inédit. Ces litiges ont pour origine, l’action exercée par un CHSCT contre l’employeur refusant de financer l’intervention d’un expert extérieur, pour rechercher l’éventuelle présence dans l’entreprise de risques psychosociaux excessifs (par ex., Cass. soc., 26 janvier 2012, n° 10-12183 ; 19 mai 2010, n° 08-19316). Il convient de rappeler que les CHSCT feront bientôt leur apparition dans les collectivités locales.

Le juriste ne saurait attribuer le passage de l’ombre à lumière de risques professionnels à une quelconque évolution récente des textes, dans le sens d’une plus grande reconnaissance.

 

Les causes de cette émergence des risques psycho-sociaux dans le paysage juridique sont autres :

  • plus grande liberté des salariés qui hésitent moins à parler entre eux des difficultés rencontrées dans l’entreprise et éventuellement à se fédérer contre leur employeur commun s’ils le tiennent pour fautif (autrefois rarissimes dans les procédures, les attestations rédigées par des salariés en faveur d’un autre dans les affaires de harcèlement deviennent de plus en plus fréquentes) ;
  • plus grande sensibilisation aux “troubles psycho-sociaux”, des instances représentatives du personnel mais aussi des services de l’inspection du travail ;
  • inversement, une moindre présence des organisations syndicales dans l’entreprise peut être aussi regardé comme un facteur de développement d’un climat propice à de tels troubles ;
  • tendance des salariés à agir contre leur employeur s’ils estiment, à tort ou à raison, qu’ils ont une chance de voir engager sa responsabilité à leur égard ; c’est là une des manifestations de la judiciarisation (certains diront de l’américanisation) de la société française ;
  • une jurisprudence assez, voire, bien sensibilisée à ces risques nouveaux ;
  • la montée en puissance du secteur tertiaire plus propice au harcèlement que les deux autres secteurs ;
  • des relations de travail plus tendues à cause de cadences plus soutenues et de moyens de contrôle de l’activité du salarié plus perfectionnés.

Cette liste n’est pas exhaustive.

 

Ajoutons que les employeurs publics territoriaux et hospitaliers, affiliés au Fonds national de prévention auquel nous devons de nous retrouver réunis aujourd’hui, sont peut-être plus souvent confrontés que les employeurs du secteur privé aux risques qui nous préoccupent, pour les raisons que les agents employés par ces structures publiques ne peuvent être que très difficilement licenciés et, plus généralement, que les autorités territoriales répugnent davantage que leurs homologues du secteur privé à prononcer des sanctions disciplinaires contre les harceleurs.

En guise de synthèse rapide, on peut dire qu’il ressort de l’analyse des décisions des juridictions judiciaires, davantage concernées que le juge administratif, que la jurisprudence en est aujourd’hui arrivée à traiter les risques psychosociaux comme des accidents du travail ou des maladies professionnelles “comme les autres” avec l’imputation à l’entreprise et, le cas échéant, la responsabilisation de l’employeur que cela appelle.

Cette ligne jurisprudentielle mérite sans doute approbation pour permettre une vraie prise en compte juridique de ces risques et les inscrire dans une démarche de prévention bien répertoriée. Mais certains diront que poussée trop loin, cette assimilation pourrait conduire à la banalisation des risques psychosociaux et, finalement, à une moindre sensibilisation.

Imputer les risques psycho sociaux à l'employeur ?

Bruno BEZIAT
Dans quelles mesures un travailleur peut-il espérer imputer les risques psychosociaux à la structure qui l’emploie ?

 

Samuel CREVEL
Comme indiqué dans la présentation, la jurisprudence regarde actuellement de tels troubles comme des accidents du travail. Il s’ensuit que si le travailleur démontre que ces troubles ont été contractés à l’occasion du travail, il pourra obtenir une indemnisation de la part de l’entreprise ou de la collectivité.

La jurisprudence est en effet en ce sens que, l’obligation de sécurité de résultat généralement dégagée depuis 2002 à la charge de l’employeur, oblige également celui-ci d’empêcher que de tels risques ne se développent dans la collectivité de travail (Cass.soc, 19 octobre 2011, n° 09-68272 : “Attendu que l’employeur est tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral et sexuel, et que l’absence de faute de sa part ne peut l’exonérer de sa responsabilité ; qu’il doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés ”).

Le juge du contrat de travail contrôle concrètement, en cas de contentieux, quelles ont été les conditions de travail du salarié pour déterminer si celui-ci est ou non fondé à se plaindre d’avoir travaillé dans une ambiance de risques psycho-sociaux préjudiciable (parmi de nombreux ex., Cass. soc, 17 octobre 2012, n°11-18884 : “Mais attendu que la cour d’appel a retenu la charge de travail de la salariée , dénoncée par celle-ci à partir de son évaluation pour l’année 2004, sans renforcement en personnel malgré les allégations de l’employeur, l’absence de réaction de cet employeur à l’occasion du premier avis du médecin du travail du 30 octobre 2007, la connaissance des relations difficiles de la salariée avec son nouveau supérieur hiérarchique, résultant d’une attestation du directeur des relations publiques dans l’entreprise jusqu’en 2005 et d’une attestation du médecin salarié affecté à la direction médicale de l’entreprise, visant la dégradation des conditions de travail de la salariée à l’arrivée de ce supérieur, l’absence de prise en considération des doléances exprimées par la salariée au cours de l’entretien préalable, faisant état de son épuisement dû aux méthodes managériales de ce supérieur et de la pression exercée sur le personnel de l’entreprise ; qu’ayant exactement déduit de ses constatations et énonciations un manquement de l’employeur à son obligation de prévenir les agissements de harcèlement moral à l’encontre de la salariée, elle a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision ;”).

Il semble ressortir de la jurisprudence que le juge judiciaire tend à caractériser le harcèlement à l’image d’un “travailleur standard”, en recherchant, au cas par cas, si les agissements dont il se plaint sont in abstracto tolérables ou non. Cette position lui permet de dépasser le caractère subjectif de cette infraction particulière.

Suicide et responsabilité pénale de l'employeur

Thierry GUILLEMOT
Dans quelle mesure la collectivité de travail peut-elle se voir imputer le suicide d’un de ses travailleurs ?

 

Samuel CREVEL

Cette question se situe dans le prolongement de la précédente. Dans un premier temps, le juge se montrait très réticent à admettre que le suicide d’un salarié pût être imputé à l’entreprise considérant que c’était là un geste procédant du libre-arbitre de son auteur (par exemple, Cass. soc, 4 mai 1972, n° 71-13354).
Puis, la Cour de cassation a commencé d’admettre que le suicide puisse être rattaché au travail du salarié défunt si ces ayants-droit démontraient que le suicide était intervenu “dans un climat de harcèlement et à cause de celui-ci ” (par ex., Cass. civ 2, 22 février 2007, n° 05-13771) étant régulièrement (et justement) rappelé que “le suicide ne fait pas à lui seul présumer le harcèlement” ( Cass. soc, 27 janvier 2004, n° 07-43257). Enfin et actuellement, la Cour de cassation retient, pour les suicides, la qualification d’accident du travail en dehors de tout contexte de harcèlement établi. Autrement dit, le suicide a quitté la sphère du harcèlement pour entrer dans celle, plus vaste, des risques psycho-sociaux.

Cela ne signifie évidemment pas que désormais le suicide d’un salarié doive toujours être réputé accident du travail, mais seulement que le suicide est traité, si les conditions d’imputabilité sont réunies, comme n’importe quel autre accident du travail.

C’est ainsi que depuis un important arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 7 avril 2011 (n° 10-16157), il est retenu que le suicide d’un salarié survenu aux temps et lieux de son travail ouvre droit, comme tout accident survenant dans ces conditions, à la présomption d’imputabilité au travail prévue à l’article L 411-1 du code de la sécurité sociale (présomption qui n’existe pas expressément dans le secteur public).

Il incombe dès lors à l’employeur, qui veut échapper aux conséquences indemnitaires que cette qualification suppose, de démontrer que cet accident est sans lien avec le travail. Il pourra démontrer, par exemple, que le suicide provient de difficultés d’ordre personnel du salarié (Cass. civ 2ème, 18 octobre 2005, n°04-30205) ou d’un état dépressif non provoqué par le travail (Cass. civ 2ème, 18 novembre 2010, n° 09-69977).

 

Thierry GUILLEMOT
L’exposition de membres d’une collectivité de travail à des risques psycho-sociaux est-elle susceptible d’exposer leur employeur à une quelconque responsabilité pénale ?

 

Il faut, s’agissant de la responsabilité pénale, garder deux principes à l’esprit :

  • Le principe de légalité des délits en premier lieu. Il s’en déduit qu’un risque psycho-social n’exposera l’employeur à des poursuites que s’il est érigé en infraction par la loi tel le harcèlement.
  • Le principe de personnalité des peines, en second lieu, qui exclut normalement qu’une personne puisse être tenue pour pénalement responsable des agissements commis par une autre.

L’employeur sera donc susceptible d’être poursuivi pour des faits de harcèlement s’il est établi qu’il en est personnellement l’auteur (par ex., Cass crim, 21 juin 2005, n° 04-86936).

A l’inverse, il ne pourra être inquiété si l’auteur du harcèlement est un autre membre de l’entreprise (par ex., Cass., crim, 27 avril 2011, n° 10-87555).
Mais on a vu récemment la Cour de cassation admettre que l’employeur puisse être poursuivi comme complice d’un harcèlement commis dans l’entreprise s’il était au courant des faits et s’est abstenu d’y mettre fin. Cet arrêt pourrait être regardé comme un prolongement de l’obligation de sécurité de résultat transposée à la matière pénale (Cass. crim, 13 mars 2012, n° 10-87338 : “ alors que si la complicité par aide ou assistance ne peut s’induire d’une simple inaction ou abstention, elle se trouve en revanche caractérisée lorsque le complice ayant eu connaissance de l’infraction a laissé la commettre alors qu’il disposait des moyens légaux de s’y opposer ; qu’en se bornant à relever qu’il n’était pas établi que les faits constitutifs de harcèlement moral étaient le fruit de l’initiative de M. Z..., sans rechercher, comme elle y avait été expressément invitée, si celui-ci, qui n’ignorait pas les faits dont était victime M. Y... , n’en avait pas facilité la commission en s’abstenant d’y mettre un terme comme, en sa qualité de directeur général adjoint il avait non seulement le pouvoir mais aussi le devoir de le faire, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision de considérer comme non constitué le délit de complicité de harcèlement moral ".

Quelle place pour la prévention ?

Thierry GUILLEMOT

Existe-t-il un intérêt à simplifier le dossier judiciaire de la procédure de harcèlement ?

 

Samuel CREVEL
Conformément à la règle générale, la preuve du harcèlement doit être apportée par celui qui s’en plaint. Il est à constater qu’en pratique, le travailleur qui entend dénoncer un harcèlement pourra rencontrer des difficultés à apporter une quelconque preuve de ces agissements notamment si ses collègues de travail refusent de témoigner et s’il ne peut démontrer aucun élément tangible. (hypothèse d’un « climat » de harcèlement). La procédure de harcèlement n’est, en effet, pas plus complexe qu’une autre ; seule la preuve peut être problématique.

 

Thierry GUILLEMOT
Quelle place pour la prévention dans le dispositif sanctionnateur et indemnitaire qui a été décrit ?

 

Samuel CREVEL
Ce serait une erreur que de croire que dans la mesure où le droit permet désormais de responsabiliser l’employeur ou la collectivité de travail à raison de l’apparition de troubles psycho-sociaux, toute démarche de prévention en la matière serait devenue inutile.

Cette assimilation des risques aux affections “traditionnelles” du travail remet, au contraire, la prévention dans toute sa perspective : les différents organes de la prévention (pour les collectivités publiques : assistants de prévention, agents chargés des fonctions d’inspection, CHSCT, médecin du travail et, au premier chef, autorité territoriale) ne peuvent plus, dans l’exercice de leurs missions respectives, prétendre ignorer ces risques au prétexte de leur particularité réelle ou supposée. Ils devront les détecter et les conjurer comme tous les autres risques professionnels plus tangibles et avec les mêmes moyens juridiques.

Ajoutons, même si c’est là une considération psychologique un peu primaire, que le risque -réel- d’engagement de sa responsabilité pécuniaire et surtout pénale s’est toujours avéré être un bon moyen d’inciter l’employeur à installer nolens volens une culture de la prévention des accidents du travail dans son entreprise...
Pour emprunter à la dénomination de ce colloque, le risque de responsabilisation est un bon “levier d’action” (voire de réaction).

 

Bruno BEZIAT
Merci pour ces éclaircissements.

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